Le modèle de justice vindicatif est le plus ancien et le plus évident pour l’être humain. Lorsqu’un individu ou un groupe d’individus estiment avoir été préjudiciés par un autre, ils nourrissent une intention vengeresse à son égard. Cette intention vengeresse peut s’accompagner d’un affect intense de haine et d’une planification cognitive de représailles, parfois sophistiquée et différée. Il nous semble important de nous arrêter un moment sur cette intention vengeresse car elle est au cœur d’un processus intense et fondamentalement humain.

L’ire vengeresse comme point de départ du besoin de justice

Parmi les passions humaines, l’ire vengeresse est une des plus puissantes et tenaces. Elle naît d’un préjudice physique ou moral qu’une personne estime avoir subi qui suscite un profond inconfort psychologique qu’il tentera d’apaiser. Cet inconfort peut être tellement aigu qu’il perdure parfois des années voire toute une vie. Certains décident même de vouer leur entière existence à assouvir ce qu’ils estiment être une recherche de justice. Ce sentiment intime d’injustice connote alors leur vie au point d’absorber tout le reste. Cette colère intense et persistante colore les pensées et influence les actions, parfois de manière irrépressible. La littérature – et les arts de manière plus large – regorgent d’exemples de destinées vengeresses qui emportent leurs héros dans une croisade justicière éperdue. Il s’agit d’une passion paradoxale car elle peut parfois mener le héros à s’autodétruire :

L’homme est prêt même à s’immoler pour autrui : la colère se jettera dans l’abîme, pourvu qu’elle y entraîne autrui. (Seneque, 41AD)

On peut dès lors, sans exagérer, concevoir l’ire vengeresse comme une émotion humaine qui a depuis toujours un impact décisif sur la civilisation humaine et les destinées individuelles :

Cherchez ces cités jadis si fameuses, et dont à peine on reconnaît la place : qui les a renversées ? La colère. (Seneque, 41AD)

En criminologie, elle hante de nombreux passages à l’acte apparemment irrationnels et donc a priori incompréhensibles. Comment comprendre qu’une personne tue celle qu’elle aime le plus parce qu’elle l’aurait trompée ? Pourquoi une personne exerce-t-elle des maltraitances durant plusieurs années sur des personnes qu’elle dit aimer ? Comment comprendre qu’un acte violent éclate plusieurs décennies après un vécu d’injustice ? Pour Frijda (1994), le besoin de vengeance est une émotion particulière qui présente trois caractéristiques étonnantes :

  1. l’absence de gain apparent à l’action ;
  2. le degré de violence parfois extrême et
  3. sa durée, sa persistance dans le temps, parfois durant des décennies.

Dans une collectivité, où les êtres humains doivent coexister, émergent immanquablement des questions de pouvoir. Qui a le pouvoir sur qui ? Qui est acteur, qui est objet des décisions ? Ces questions vont de pair avec une lecture asymétrique des relations : certaines personnes sont toujours un peu au-dessus, certaines sont toujours un peu en-dessous. Voire beaucoup. Par conséquent, ceux qui sont en-dessous subissent les choix de ceux qui sont au-dessus. Cela fait partie de l’ordre social et les Grecs antiques étaient les premiers à défendre l’idée d’un ordre établi inégalitaire (qui aurait osé discuter la suprématie des dieux ?). Les castes sociales sont ainsi garantes de l’équilibre sociétal. Mais lorsqu’un individu ou encore un groupe d’individus se sentent lésés, la pulsion vengeresse refait alors surface. En quoi consiste vraiment cette lésion ? Lorsqu’une personne estime avoir été injustement traitée, elle éprouve souvent un profond vécu d’impuissance et de vulnérabilité. Ces derniers vécus provoquent alors une perte de prestige et d’estime de soi. Elle se sent humiliée et profondément atteinte dans son identité. L’être humain supporte difficilement de se reconnaître impuissant et dépendant d’une autre personne. Pour Frijda (1994), la fonction sociale de la vengeance est d’égaliser les rapports de force entre les individus d’un même groupe social. La vengeance est une manière de réguler le pouvoir lorsqu’il n’existe pas de justice centralisée. La vengeance vise ainsi à réguler les conflits entre deux parties sans référence tierce. Se venger vise à restaurer une position active et donc une réhabilitation identitaire, peu importe le prix à payer. Comme le disait Seneque (41AD) :

On est toujours assez puissant pour nuire.

La question est donc celle de la puissance et de la conviction que l’être humain peut avoir de garder la maîtrise de ses choix et de sa vie. Le vécu de passivité est un cauchemar existentiel qui doit être combattu à tout prix. Nous posons l’hypothèse que toutes les conceptions de la justice ont une fonction principale : juguler l’ire vengeresse.

La loi du talion codifie les intentions vindicatives

Déjà présente dans le code d’Hammurabi (- 1730) et la Torah (sixième siècle avant l’ère chrétienne), la loi dite du talion (du latin talis, pareil) prévoit une punition semblable au préjudice subi.

Si un homme frappe à mort un être humain, quel qu’il soit, il sera mis à mort. S’il frappe à mort un animal, il le remplacera — vie pour vie. Si un homme provoque une infirmité chez un compatriote, on lui fera ce qu’il a fait : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent ; on provoquera chez lui la même infirmité qu’il a provoquée chez l’autre. Qui frappe un animal doit rembourser ; qui frappe un homme est mis à mort. Vous aurez une seule législation : la même pour l’émigré et pour l’indigène. Lévitique, 24,17-22

La loi du talion autorise dès lors la vengeance physique, mais une vengeance cependant mesurée car elle codifie la vengeance : « œil pour œil » induit l’idée d’un « ni plus ni moins qu’un œil ». Autrement dit, elle met une limite à la pulsion vengeresse. Au moyen-âge, les systèmes juridiques d’influence germaine toléraient les vengeances entre individus ou entre clans car elles étaient héritières des pratiques guerrières ancestrales. Ce système de vengeance avait toutefois une conséquence : il pouvait mener à des enchaînements incessants de violences, un acte de vengeance en appelant toujours un autre. Du treizième au quinzième siècles, les sociétés médiévales étaient caractérisées par une omniprésence de la violence reposant sur la dynamique des faides, c’est-à-dire des vengeances familiales. La famille est l’acteur principal de la réparation de la violence - considérée comme étant privée - susceptible d’être régulée par les autorités. Pour Cusson (2011, p. 28), 70% des homicides commis à cette période au sein de la population étaient des homicides querelleurs. Ils avaient bien souvent lieu dans un lieu de rencontre populaire telle que la taverne.

Les ingrédients de la violence querelleuse sont la colère, la haine, l’honneur, la solidarité et le désir de rendre les coups pour rétablir la justice. Une altercation entre deux hommes éclate. Chacun nourrit des griefs à l’égard de l’autre, chacun est persuadé qu’il a subi un tort, qu’il a été offensé, humilié. Chacun attend de l’autre une réparation qui ne vient pas. De part et d’autre, on riposte aux coups portés. Pendant la trêve, l’un des ennemis médite sa vengeance. (Cusson, 2011, p. 28)

L’intention première n’était pas le meurtre de l’autre mais la réparation de l’honneur personnel ou familial. Bien entendu, la situation dégénérait souvent et pouvait alors mener au décès d’un des protagonistes, voire des deux. Dans 90% des cas, le meurtrier était un homme, dans 80% la victime était aussi un homme, souvent des célibataires n’ayant pas encore trouvé leur place dans la société. La notion d’honneur était particulièrement importante au Moyen-âge car elle permettait l’accès au pouvoir, à la richesse et à la sécurité et faisait dès lors office de bouclier social. Les démonstrations de force étaient susceptibles de créer de la peur chez autrui, peur censée dissuader autrui de recourir à la violence. Le modèle vindicatif est donc en lui-même un régulateur social.

Un système de représailles

Cette logique vindicative menait toutefois à un cycle d’agressions potentiellement sans fin. En effet, une agression pouvait appeler à la vengeance qui elle-même pouvait justifier une autre vengeance.

La logique vindicative

Le cycle de la vengeance pouvait éventuellement être éteint par le paiement d’une somme d’argent appelée wergeld. Ce paiement permettait de sauvegarder l’honneur de toutes les parties lésées et offrait une trêve (temporaire) aux violences.

Actualité du paradigme vindicatif

Le désir de vengeance est encore bien présent dans les mentalités populaires mais également parmi certains dirigeants politiques. Ainsi peut-on souvent entendre qu’un crime grave doit être puni par la peine de mort. A une niveau plus géopolitique, le conflit israëlo-palestinien est régulièrement ravivé par des logiques de vengeance : une agression appelant une réplique d’intensité prétendument similaire.

Echelles d’évaluation du désir de vengeance

Y a-t-il moyen d’évaluer la tendance qu’une personne présenterait à vouloir se venger en cas de préjudice ? Stuckless & Goranson (1992) ont construit une échelle d’évaluation de la tendance à se venger constituée de vingt items.

Une traduction de cette échelle en italien a été faite par Ruggi, Gilli, Stuckless, & Oasi (2012). Sur un échantillon de 377 étudiants, ils constatent que le manque d’empathie, la sensation de colère et la présence d’affects négatifs sont des prédicteurs significatifs de la tendance à se venger. Les (pourcentage de variance expliquée par le modèle) varient de .20 à .30 Ce résultat n’est pas très surprenant car il confirme une intuition du phénomène.

McCullough, Bellah, Kilpatrick, & Johnson (2001) ont corrélé les résultats d’une échelle de pardon (Mauger, Perry, Freeman, Grove, & others, 1992) avec des variables de personnalité. Ils estimaient qu’elle mesurait l’inverse d’une tendance à la vengeance. Selon eux :

La corrélation du névrosisme avec le caractère vindicatif était r = .36. Le caractère vindicatif était négativement associé avec le caractère agréable. Les personnes qui tendent à encourager les attitudes vindicatives et rapportent utiliser la vengeance pour résoudre les problèmes étaient considérés moins agréables que les autres (r = -.49). […] Ensemble, le caractère agréable et le névrosisme expliquaient une quantité appréciable de la variance du caractère vindicatif (en l’occurrence, 30%).

Sur une échantillon d’étudiants pakistanais, Bajwa & Khalid (2015) trouvent également des corrélations entre l’échelle de vengeance de Stuckless & Goranson (1992) et les cinq domaines de la personnalité : -.47 avec le caractère agréable, -.27 avec le caractère consciencieux et -.28 avec l’ouverture sans trouver de différences de scores pour les hommes et pour les femmes.

Le caractère vindicatif et le questionnaire des modèles de justice

Dans notre questionnaire évaluant les modèles de justices, cinq items concernent le modèle vindicatif. Le tableau suivant reprend ces cinq items.

Modèle vindicatif
V1 Je suis le seul à pouvoir défendre mon honneur lorsque celui-ci est attaqué
V2 Je suis d’accord avec l’adage « Œil pour œil et dent pour dent ».
V3 Si une personne fait du mal à un membre de ma famille, il est logique qu’elle connaisse une représaille similaire pour qu’elle comprenne concrètement les conséquences de son acte.
V4 Protéger ma famille des dangers extérieurs est ma priorité.
V5 Une personne qui en a tué une autre doit être exécutée.

Ces cinq items mesurent-ils un phénomène commun ? Il y a plusieurs moyens de répondre à cette question. D’abord en calculant l’alpha de Cronbach.

Dans ce cas-ci, il est égal à 0.63, ce qui est classiquement reconnu comme satisfaisant. Une deuxième méthode vise à calculer les corrélations entre chaque item mais également avec le score total.

##      V1   V2   V3   V4   V5    V
## V1 1.00 0.18 0.13 0.09 0.16 0.50
## V2 0.18 1.00 0.51 0.20 0.47 0.77
## V3 0.13 0.51 1.00 0.26 0.36 0.72
## V4 0.09 0.20 0.26 1.00 0.17 0.51
## V5 0.16 0.47 0.36 0.17 1.00 0.66
## V  0.50 0.77 0.72 0.51 0.66 1.00
## 
## n= 756 
## 
## 
## P
##    V1     V2     V3     V4     V5     V     
## V1        0.0000 0.0004 0.0114 0.0000 0.0000
## V2 0.0000        0.0000 0.0000 0.0000 0.0000
## V3 0.0004 0.0000        0.0000 0.0000 0.0000
## V4 0.0114 0.0000 0.0000        0.0000 0.0000
## V5 0.0000 0.0000 0.0000 0.0000        0.0000
## V  0.0000 0.0000 0.0000 0.0000 0.0000

On constate que chaque item est significativement corrélé (p < .001) avec le score total et que les items partagent des liens entre eux.

Une troisième méthode consiste à vérifier l’unidimensionalité des cinq variables à l’aide d’une analyse en composantes principales.

## 
## Loadings:
## [1] 0.77 0.66 0.58 0.23 0.32
## 
##                 MR1
## SS loadings    1.51
## Proportion Var 0.30

On constate que les cinq items semblent mesurer un facteur commun. Ces cinq items permettent donc de calculer un score total qui varie théoriquement de 0 (si le participant répond Fortement en Désaccord aux cinq items) à 20 (si le participant répond Fortement d’Accord aux cinq items).

La figure précédente reprend la distribution des scores pour un échantillon de 756 personnes. La moyenne est égale à 7.71 et l’écart type égal à 3.32. Nous pouvons déjà formuler un premier constat un peu naïf : rares sont les personnes qui ne rapportent aucune intention vindicative. La logique de vengeance reste donc présente à des degrés divers.

Références

Bajwa, M., & Khalid, R. (2015). Impact of personality on vengeance and forgiveness in young adults. Psychology & Clinical Psychiatry, 2(5), 00088. Retrieved from https://pdfs.semanticscholar.org/1d74/8e2ee9db24518ee31401cf7bdf1ace295dab.pdf
Cusson, M. (2011). L’art de la sécurité: Ce que l’histoire de la criminologie nous enseigne. PPUR Presses polytechniques.
Frijda, N. (1994). The lex talionis: On vengeance. Emotions: Essays on Emotion Theory, 263–289.
Mauger, P. A., Perry, J. E., Freeman, T., Grove, D. C., & others. (1992). The measurement of forgiveness: Preliminary research. Journal of Psychology and Christianity.
McCullough, M. E., Bellah, C. G., Kilpatrick, S. D., & Johnson, J. L. (2001). Vengefulness: Relationships with forgiveness, rumination, well-being, and the big five. Personality and Social Psychology Bulletin, 27(5), 601–610. Retrieved from http://129.171.236.12/faculty/mmccullough/Papers/McCullough.pdf
Ruggi, S., Gilli, G., Stuckless, N., & Oasi, O. (2012). Assessing vindictiveness: Psychological aspects by a reliability and validity study of the vengeance scale in the italian context. Current Psychology, 31(4), 365–380. Retrieved from http://www.academia.edu/download/45884087/s12144-012-9153-220160523-9744-r27uzm.pdf
Seneque. (41AD). De ira.
Stuckless, N., & Goranson, R. (1992). The vengeance scale: Development of a measure of attitudes toward revenge. Journal of Social Behavior and Personality, 7(1), 25.